Analyse d’enjeu : Impacts de la suppression de la Commission d’indemnisation des victimes d’actes criminels
6 February 2020
En mars 2019, le budget de l’Ontario a entrepris un certain nombre de changements radicaux, dans un souci de pertinence et d’efficacité de certains services. Parmi ces changements, l’on a noté l’annonce de la suppression de la Commission d’indemnisation des victimes d’actes criminels (CIVAC), un modèle purement judiciaire, pour le remplacer par un modèle administratif à travers le Programme d’intervention rapide+ auprès des victimes (PIRV+). La suppression de la CIVAC a fait l’objet de vives critiques par plusieurs organismes de service aux victimes et organismes féministes qui luttent contre la violence faite aux femmes. Action ontarienne contre la violence faite aux femmes (AOcVF), un regroupement ontarien, francophone et féministe d’organismes et de programmes dédiés à la lutte contre la violence faite aux femmes et aux filles est tout autant profondément préoccupé par les répercussions de ces changements sur les femmes victimes de violence conjugale, d’agressions sexuelles et d’autres formes de violence subies par les femmes. Afin d’appréhender les enjeux de la suppression de la CIVAC, AOcVF s’est donné le mandat de mener une analyse sur les raisons de cette suppression, le nouveau modèle établi ainsi que les impacts de ce changement.
Rôle de la Commission d’indemnisation des victimes d’actes criminels jusqu’au 1er octobre 2019
La CIVAC avait été créée en 1971 par la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels. Elle établissait les indemnisations financières à accorder aux victimes d’actes de violence criminels commis en Ontario et aux membres de la famille des victimes décédées. En effet, la CIVAC pouvait accorder des indemnités aux personnes blessées physiquement ou psychologiquement en raison d’un crime violent. Ces indemnités couvraient les dépenses réellement et raisonnablement engagées, y compris les frais médicaux, les frais funéraires, la perte de revenu en raison d’une invalidité totale ou partielle, et d’une perte financière pour les personnes à charge. Les victimes pouvaient ainsi obtenir jusqu’à 30 000 $, dont 5 000 $ maximum pour la douleur et souffrance résultant de crimes violents.
Il faut noter enfin que depuis 2015, la Commission d’indemnisation des victimes d’actes criminels faisait partie des tribunaux administratifs de Tribunaux de justice sociale Ontario. Les victimes pouvaient alors interjeter appel pour les décisions de la CIVAC devant la cour divisionnaire.
Malgré l’importance du mandat de la CIVAC et les réformes positives de son système, le gouvernement de l’Ontario a cependant évoqué certaines failles intrinsèques à son fonctionnement qui ont justifié sa décision de la supprimer.
Raisons évoquées pour la suppression de la CIVAC
Plusieurs motifs ont été évoqués par le gouvernement pour légitimer la suppression de la CIVAC.
Premièrement, le raisonnement du gouvernement est la réduction des dépenses et l’amélioration des indemnisations. En effet, provenant du compte du Fonds de la justice pour les victimes, l’objectif du gouvernement, est de réduire les dépenses liées au processus contradictoire et de consacrer directement ces fonds aux victimes.
La seconde raison évoquée est la complexité et la longueur du processus d’indemnisation de la CIVAC. Eu égard au délai de traitement des demandes qui pouvait durer en moyenne jusqu’à 3 ans, certaines victimes ont dû couvrir par leurs propres moyens les dépenses liées aux actes qu’elles avaient subis. Pour pallier cet inconvénient, le gouvernement a soutenu qu’avec un nouveau système plus efficace, les victimes ne seront pas forcées de revivre leur traumatisme à travers un processus décisionnel long et complexe, et recevront dans des délais plus courts l’indemnisation dont elles ont besoin souvent dans les jours suivant leur demande et, dans certains cas, immédiatement.
Enfin, on note également parmi les motifs de la suppression de la CIVAC, son système basé sur la preuve du crime avant l’indemnisation. Un rapport de 2007 de l’Ombudsman de l’Ontario déplorait que la nature accusatoire de la CIVAC occasionnait le traitement des victimes avec suspicion. Il leur fallait par conséquent établir la preuve du crime et laisser le processus décisionnel déterminer de son existence. De plus, l’indemnisation devrait être justifiée de sorte que la CIVAC devait déterminer la gravité des blessures et les besoins financiers qui en découlaient.
Tous ces motifs ont par conséquent amené le gouvernement à établir un nouveau système administratif à guichet unique qui est le Programme d’intervention rapide+ auprès des victimes (PIRV+).
Le nouveau modèle administratif instauré : PIRV+
Depuis le 1er octobre 2019, la Commission d’indemnisation pour les victimes d’actes criminels (CIVAC) a été remplacée par le Programme d’intervention rapide auprès des victimes (PIRV+). Ce nouveau système à guichet unique offert par le gouvernement a été amélioré afin de mieux aider les victimes, les membres de leur famille immédiate et les témoins, tout de suite après la perpétration d’un acte criminel violent. Les victimes de nombreux crimes violents pourront par conséquent introduire des demandes de prestations auprès du PIRV+ dont la mission est d’offrir de l’aide pour couvrir des dépenses urgentes et des dépenses essentielles, les frais de funérailles et les frais de counseling. Le programme est ouvert aux victimes et à leurs familles qui ont subi les répercussions d’actes de violence, dont des actes de violence conjugale, la traite de personnes, des homicides et des crimes haineux.
Le programme amélioré PIRV+ octroie des fonds pour couvrir le coût des services suivants :
- Services de sécurité;
- Divers besoins urgents, dont :
-
- Déplacement, hébergement et dépenses connexes;
- Services dentaires;
- Traitement en établissement pour les survivants de la traite de personnes;
- Services d’assistance pratique;
- Nettoyage des lieux du crime;
- Frais d’obsèques;
- Services de counseling et frais de transport connexes;
- Soutiens pour les victimes ayant subi des blessures graves et les familles de victimes d’homicide.
De plus, pour pallier la longueur des procédures d’indemnisation de la CIVAC, les délais d’intervention du PIRV+ sont courts, ce qui constitue un avantage majeur pour les victimes.
Ainsi, dès que le programme PIRV+ reçoit une demande de prestations complète, il prendra une décision dans les délais suivants :
- Trois jours ouvrables : pour de l’aide destinée aux besoins immédiats, frais d’obsèques et autres soutiens pour les survivants de la traite de personnes;
- Cinq jours ouvrables : pour des services de counseling et de traitement en établissement et les frais de déplacement connexes;
- Dix jours ouvrables : pour les victimes ayant subi des blessures graves et les familles de victimes d’homicide.
Si l’objectif du gouvernement est d’améliorer le système d’indemnisation des victimes avec le nouveau PIRV+, il n’en demeure pas moins que ce système administratif instauré et son mode de fonctionnement excluront plusieurs victimes et privera même celles qui sont admissibles d’importants programmes et services; cela pourrait indubitablement nuire aux plus vulnérables.
Impacts de la suppression de la CIVAC
Nouveaux critères d’admissibilité et impacts sur les victimes d’agressions sexuelles
La décision de supprimer la CIVAC fera en sorte que la plupart des victimes d’agression sexuelle, de violence conjugale et de violence envers les enfants ne seront même pas admissibles au financement. En effet, avec les réformes positives qui ont eu lieu dans le système de la CIVAC grâce au projet de loi 132 sur le plan d’action contre la violence et le harcèlement sexuels, les limitations pour réclamations fondées sur une agression sexuelle avaient été supprimées. La suppression des délais était bien fondée dans la mesure où certaines victimes ne signalent pas immédiatement à la police un incident de peur de subir des représailles de l’agresseur, d’être revictimisées en justice et de peiner à obtenir des condamnations pénales. Ces traumatismes plongent souvent certaines victimes dans un long mutisme et il faut souvent des années pour qu’elles arrivent enfin à faire des réclamations.
Ainsi avec la suppression des délais, les victimes, qui, en raison de traumatismes subis ne pouvaient pas présenter dans l’intervalle de 2 ans suivant l’agression des demandes d’indemnisation, avaient désormais l’opportunité de déposer une réclamation à la CIVAC malgré le dépassement de ce délai.
Cependant le nouveau PIRV+ exige dans ses critères d’admissibilité que les demandeurs aient signalé l’incident à la police, à un organisme de protection de l’enfance, à une maison d’hébergement pour victimes de violence familiale, à un centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS), à un hôpital, à un organisme communautaire ou à un organisme autochtone qui fournit des services aux victimes et qu’ils présentent une demande dans les 90 jours suivant l’agression.
Quand on sait que les victimes d’agression ou de violence sexuelle signalent rarement l’incident ou demandent une assistance dans ces délais pour les raisons mentionnées précédemment, cela implique que de nombreuses victimes peuvent être inadmissibles et par conséquent exclues du programme d’indemnisation. Cela signifie également que certains survivants d’abus sexuels antérieurs, victimes depuis l’enfance ne seront pas admissibles. Cette restriction aura des effets considérables sur ces victimes et les maintiendra encore plus dans l’état de vulnérabilité dans lequel elles se retrouvent.
Suppression de plusieurs programmes
Les victimes de crimes violents, comme les agressions sexuelles, et les familles des victimes décédées, risquent de perdre la possibilité de demander réparation pour plusieurs programmes.
D’abord, le nouveau PIRV+ supprime la compensation financière pour douleur et souffrance qui pouvait atteindre jusqu’à un maximum de 5000 $ avec la CIVAC. Ce qui implique que les victimes, y compris les familles de victimes, ne pourront plus avoir accès à une compensation pour douleur et souffrance causées par la perte d’un être cher ou pour traumatisme.
De plus, le nouveau PIRV+ restreint l’accès des victimes à des services de counseling. En effet, le plafond du montant de compensation pour les survivants qui font une demande de service de counseling s’élève à 1 000 $, soit environ 10 séances. Cette réduction aura pour conséquence la perte de compensation pour des services particuliers tels que le counseling en traumatologie, la physiothérapie pour les blessures subies et d’autres services professionnels. L’impact de ces coupures sur les victimes est traumatisant car elles sont souvent en proie avec des séquelles de la violence qu’elles ont subie telles que l’anxiété, la dépression, les crises de panique, la toxicomanie, l’isolement social et même un risque accru de suicide.
Enfin, l’indemnisation pour la perte de revenus des victimes en raison du crime violent qu’elles ont subi ne sera plus disponible avec le PIRV+. Notons que la CIVAC pouvait offrir des indemnisations pour la perte de revenus jusqu’à 250 $ par semaine en raison d’une invalidité totale ou partielle, ou d’une perte financière pour les personnes à charge.
Un nouveau système administratif qui n’offre pas de voie de recours claire et structurée
Le fonctionnement de la CIVAC offrait aux victimes des moyens de recours plus structurés devant une cour d’appel qu’est la cour divisionnaire. Cependant, le passage de ce modèle à un régime administratif pourrait empêcher les victimes d’avoir une voie de recours devant un organe judiciaire plus organisé lorsque leurs demandes seront rejetées. À défaut de la création d’un nouveau système de recours, les victimes qui verront leurs demandes rejetées devront se fier au modèle existant du PIRV+ qui prévoit la révision des demandes par une « équipe spéciale » dont les décisions seront définitives. Ce changement suscite plusieurs préoccupations, notamment la capacité de cette équipe spéciale à jouer un rôle important dans la clarification et l’interprétation des termes de la loi comme le faisaient les tribunaux avec l’ancien modèle.
Conclusion
Malgré les raisons évoquées pour la suppression de la Commission d’indemnisation des victimes d’actes criminels et les arguments prometteurs pour le nouveau système d’indemnisation mis en place, plusieurs enjeux laissent entrevoir la face cachée de l’iceberg. Si la raison de la création du PIRV+ est imputable à plusieurs dysfonctionnements intrinsèques au système de la CIVAC, il n’en demeure pas moins que les suppressions, les conditions strictes d’admissibilité et la structure purement administrative du PIRV+ entrainent l’exclusion de plusieurs victimes et une réduction considérable de la compensation. Une restructuration du système d’indemnisation des victimes devrait améliorer leurs conditions d’accès à la réparation et non les revictimiser. Il serait par conséquent convenable de réviser ce nouveau programme afin d’assurer un accès plus facile, large et équitable de compensation pour les victimes d’actes criminels.
Pour ce faire, Action ontarienne contre la violence faite aux femmes propose les recommandations suivantes pour une amélioration du PIRV+ :
- Augmenter le montant et la nature des services de counseling afin d’en permettre un accès plus large aux victimes;
- Supprimer le délai d’admissibilité pour les victimes d’agression sexuelle, de traite et d’exploitation sexuelle;
- Mettre en place une voie de recours plus structurée pour les victimes qui voient leurs demandes refusées;
- Réintégrer les indemnisations pour douleur, souffrance et perte de revenu.
Références
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Canadian Lawyer Magazine, « Victims’ rights from CICB to VQRP+ », Octobre 2019, [En ligne], https://www.canadianlawyermag.com/news/opinion/victims-rights-from-cicb-to-vqrp/306130 (Page consultée le 17 janvier 2020).
CanLII Connects, « Shift in Criminal Compensation from Tribunal to Application Model », septembre 2019, [en ligne], https://canliiconnects.org/en/commentaries/67503 (Page Web consultée le 17 janvier 2020).
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Change.org, « VICTIM’s Matter. STOP Criminal Injuries Compensation Board CUTS now!! », [en ligne], https://www.change.org/p/victim-s-matter-stop-criminal-injuries-compensation-board-cuts-now (Page Web consultée le 17 janvier 2020).
Justice pas-à-pas, « J’ai été victime d’un acte criminel. Puis-je obtenir de l’aide financière pour couvrir les dépenses associées à cet acte? », [en ligne], https://stepstojustice.ca/fr/steps/criminal-law/déterminez-si-vous-êtes-admissible-1 (Page Web consultée le 29 janvier 2020).
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Ministère du procureur général, « Soutiens pour les victimes d’actes criminels », [en ligne], https://news.ontario.ca/mag/fr/2019/09/soutiens-pour-les-victimes-dactes-criminels.html (Page Web consultée le 15 janvier 2020).
Ministère du procureur général, « Programme d’intervention rapide auprès des victimes : Renseignements à l’intention des organismes communautaires et des victimes d’actes criminels », [en ligne], 2011, http://www.ontla.on.ca/library/repository/mon/26003/315907.pdf (Page Web consultée le 16 janvier 2020).
Ombudsman Ontario, « L’art de faire double injure : Enquête sur le traitement infligé aux victimes par la Commission d’indemnisation des victimes d’actes criminels », Rapport, février 2007.
Radio-Canada, « Programme restreint de compensation pour victimes d’agression sexuelle », novembre 2019, [en ligne], https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1397454/agression-sexuelle-programme-ontario-compensation-changement (Page Web consultée le 13 janvier 2020).
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