Transcription Balado Elles parlent – Épisode 1.04
Saison 1 — Épisode 1.04 : Elles parlent… d’assumer la culpabilité
Karen N. Uwase : Bonjour et bienvenue à Elles parlent un balado pour découvrir, apprendre, ou réapprendre sur les thématiques liées aux violences faites aux femmes. Je suis votre animatrice Karen Uwase et aujourd’hui, je suis rejointe par notre experte, Julie Fournier. Bonjour Julie.
Julie Fournier : Bonjour Karen.
Karen N. Uwase : Alors pour présenter un peu Julie, c’est une travailleuse sociale psychothérapeute qui travaille dans le milieu de l’intervention depuis à peu près un quart de siècle. Elle dirige aussi une firme de consultation qui s’appelle La porte rouge consultation. Est-ce que tu pourrais nous en parler un peu plus de cette firme?
Julie Fournier : Oui. La porte rouge consultation, au cœur de notre mission c’est la santé des aidantes professionnelles et des aidants. On donne de la formation, on donne de la supervision et depuis tout récemment, on a commencé l’intervention par la nature et l’aventure.
Karen N. Uwase : Ça a l’air très intéressant. Je suis sûre que je ne suis pas la seule qui va me poser la question en ayant entendu le nom de ta firme. Pourquoi avoir choisi La porte rouge?
Julie Fournier : En fait, initialement, moi je faisais de l’intervention conjugale. Et j’ai agrandi ma maison, et à l’arrière de ma maison, on a mis l’agrandissement avec les bureaux de La porte rouge. Et la porte était, on le devinera, rouge. Mais du bord de la rue, on ne voyait pas la porte de consultation. Donc, je trouvais ça rafraîchissant que quand on longe la maison, on ne sait pas trop où est-ce qu’on s’en va et puis on arrive face à la porte rouge. Il y a un bel accueil, c’est chaleureux.
Karen N. Uwase : On sait qu’on se trouve au bon endroit.
Julie Fournier : Oui, exactement!
Karen N. Uwase : J’aime beaucoup, j’aime beaucoup. Alors, pour les personnes qui nous écoutent chez eux… Julie, c’est pas la première fois qu’on se rencontre. On a eu plusieurs conversations auparavant, et il y a un sujet qui est revenu plusieurs fois, et dont on souhaiterait tout simplement parler aujourd’hui. C’est… Quand on fait face à quelqu’un, on se sent coupable et que notre réflexe, le plus humain, j’imagine, est de vouloir le rassurer. Mais est-ce que c’est toujours correct de le faire?
Julie Fournier : En fait, c’est une question qui est intéressante parce que souvent, le premier réflexe chez les aidantes et les professionnelles, c’est de rassurer ou de normaliser quand les gens se sentent coupables. La réalité, c’est qu’on a un préjugé favorable par rapport à la réassurance, à la normalisation. Mais est-ce que c’est vraiment toujours la bonne solution? Et je ne crois pas. Il y a des situations dans lesquelles la réassurance ou la normalisation, lorsqu’elle est faite trop rapidement, elle ne vient pas aider. En fait, elle va même jusqu’à alimenter le sentiment de culpabilité.
Karen N. Uwase : Comment est-ce que tu as pu déceler cette capacité-là? T’en as remarqué jusqu’à ce que tu vois que c’était un souci?
Julie Fournier : En fait, il y a de la littérature sur la question, mais je peux donner un exemple de situation clinique. Par exemple, moi je me rappelle, un client qui était ambulancier de formation. En fait, un technicien médical. Il est dans sa vie civile, une fin de semaine, et il arrive sur les lieux d’un accident… et la dame tombe inconsciente et il doit faire le RCR. Et à cause de l’énervement et tout ça, il s’y attendait pas du tout, et pourtant, c’est un ambulancier de formation. Il n’est pas arrivé à se mettre en sécurité au bon endroit. Et lorsqu’il a fait sa manœuvre, il était tellement préoccupé par la sécurité de tous et chacun. Parce que les autos passaient très vite à côté et qu’il se sentait en danger, il a mal fait le RCR. Les pressions thoraciques n’étaient pas au bon endroit. Je me rappelle de ce client-là dans mon bureau, tout à fait décontenancé, qui est fâché contre lui, qui dit : je suis un abruti, c’est vraiment cave. T’imagine Julie, après autant d’années comme ambulancier, aussi mal faire un RCR. Et donc le premier réflexe qu’on a comme intervenante, c’est de vouloir lui dire : Ben voyons, c’était juste normal. Puis là, lui exposer tout le rationnel de pourquoi il a pu ne pas bien faire sa manœuvre. Mais plus je m’enfonçais là-dedans, plus il y avait de bons arguments pour me dire : Julie, es-tu vraiment en train de me dire que… ma manœuvre était bien faite? Parce que là, je te rappelle que c’est moi l’ambulancier, puis c’est toi la travailleuse sociale. Donc, ce genre de situation là m’a rapidement confrontée au fait que… la réassurance, la normalisation, c’est pas toujours la bonne intervention à faire.
Karen N. Uwase : Si moi je me mets dans les souliers de la personne dont tu as parlé, l’ambulancier, mon premier réflexe pour une personne que je considère, une personne que j’aime, c’est de le rassurer. Serais-tu en train de me dire que c’est pas correct?
Julie Fournier : En fait, c’est qu’il faut se poser la question. Quand tu tombes dans la réassurance, est-ce que tu es dans la sympathie ou l’empathie? Souvent, quand on veut réassurer trop rapidement, puis t’as raison, quand on considère l’autre, on veut le soulager en quelque sorte. Notre réflexe c’est de vouloir tout de suite le rassurer à l’effet qu’il a bien fait les choses. Mais rapidement, sans avoir plus d’information, comment tu peux vraiment savoir à 100 % que c’était vraiment la bonne chose à faire? Donc, quand on est dans la sympathie, souvent c’est un mouvement réflexe, où est-ce qu’on veut réassurer. Alors que dans l’empathie, on va y aller soit avec notre cœur, donc on va vraiment bel et bien comprendre ce que l’autre a vécu, ou avec une empathie cognitive, on va… notre réassurance va être en réponse à ce qu’on comprend bien ce qui s’est passé. Si on reprend l’exemple de l’ambulancier. Moi je suis pas ambulancière. Mes cartes de secouriste sont très loin derrière moi. Donc nécessairement, s’il pense que la manœuvre a été mal faite, je dois l’écouter. Et comprendre pourquoi il considère que la manœuvre a été mal faite. Avant d’essayer de le réassurer. C’est une question de timing, finalement. On veut bien comprendre c’est quoi la posture de cette personne-là, et c’est quoi qui nourrit sa culpabilité.
Karen N. Uwase : C’est intéressant. Je t’entends bien Julie, mais si une personne se sent coupable, je peux pas l’ignorer et ne pas me manifester, ne fusse qu’un sentiment envers la délivrance quelles que soient les nouvelles que la personne vient de me donner, non?
Julie Fournier : Tout à fait. Dans le fond, ce que tu dis c’est qu’on veut pas l’invalider.
Karen N. Uwase : Tout à fait.
Julie Fournier : Effectivement. Mais pour pouvoir aller là, pour pouvoir intervenir, il faut être capable de la comprendre. La culpabilité, il y a une architecture de base. Il y a une émotion primaire. Donc, il y a six émotions primaires. C’est des émotions de base. La peur, le dégoût, la colère. Donc, la culpabilité, c’est une émotion de base. Et à la culpabilité, s’y joint une cognition, ou une réflexion, ou une pensée.
Karen N. Uwase : D’accord.
Julie Fournier : Donc, nécessairement, pour pouvoir agir sur la culpabilité, il faut être capable de comprendre c’est quoi les pensées qui viennent s’agglutiner avec la peur, la colère. Dans le cas qui nous concerne, l’ambulancier en question à la base, il y avait de la colère. Mais si on creuse juste un petit peu plus profondément, il y avait de la déception, il y avait de la peine. Donc, pour comprendre cette peine, il faut savoir c’est quoi qui se juxtapose. Et dans son cas, à lui, c’était de la peine de ne pas être à la hauteur, d’avoir l’impression d’avoir échoué. Mais si on est tout de suite dans la réassurance, on peut pas comprendre ce sentiment-là d’échec de ne pas avoir été à la hauteur.
Karen N. Uwase : Je comprends tout à fait. Donc, quelque part, sa culpabilité était totalement saine.
Julie Fournier : Mais oui. Il y a une culpabilité qui est… Dans le cas qu’on vient juste de parler, oui, c’était de la culpabilité qui était saine. Il existe aussi de la culpabilité qui est malsaine. Donc, dépendamment des auteurs, on ne partira pas dans tous les aléas théoriques, mais en gros, une culpabilité qui est malsaine, c’est une culpabilité qui est vraiment fondée sur des pensées irréalistes. Donc complètement irréalistes et inatteignables. Dans le cas qui nous concerne, c’était pas tant le cas. C’était une culpabilité qui était saine, parce que c’est la question d’avoir du bien ou du mal. Dans le cas qui nous concerne, il aurait fallu qu’il déplace sa victime pour se mettre en sécurité et bien faire ses manœuvres. Il avait raison de penser qu’il y avait des erreurs qui ont été commises. Mais c’est pas notre premier réflexe à nous de dire : ah, t’as bien raison, t’étais dans le champ et t’as mal fait les choses.
Karen N. Uwase : Non plus. D’accord.
Julie Fournier : On ne va pas là-dedans, mais c’est pas parce que on n’est pas tout de suite dans la réassurance que nécessairement on ne va pas l’appliquer à un moment donné. Je comprends.
Karen N. Uwase : Là, c’est assez clair. Je comprends tout à fait qu’on doit réagir différemment dès qu’on a compris de quoi il s’agit. C’est tout à fait clair. Mais en quoi ce serait néfaste, justement, de sauter trop rapidement dans la réassurance ou le réconfort?
Julie Fournier : En fait, c’est que quand on tombe trop rapidement dans le réconfort ou la réassurance, on ne comprend pas vraiment la position de l’autre. On ne comprend pas ce qui nourrit la culpabilité. Puis ça, la culpabilité, chez les femmes… c’est bien connu… C’est un sentiment qu’on a…
Karen N. Uwase : Au quotidien.
Julie Fournier : Au quotidien pour toutes sortes de raisons, plus macros aussi. J’essaye de trouver un exemple. La culpabilité, ça nous suit dans toutes nos journées. Dans mon rôle de mère, par exemple. Je peux me sentir coupable de pas avoir l’énergie de faire un gros repas nutritif pour mes enfants ce soir, et de leur servir des Corn Flakes. Est-ce que c’est malsain ou est-ce que c’est sain? En fait, si ça arrive une fois de temps en temps, c’est pas dramatique. Est-ce que ça ne serait pas irréaliste de penser que je pourrais faire un trois services à tous les soirs à mes enfants? Donc, il faut pouvoir discuter avec la personne pour comprendre c’est quoi sa position dans… C’est quoi son cadre de références? Peut-être que la maman dont on parle, elle a pas les sous pour servir des légumes à tous les repas. Elle a pas les moyens. Elle cumule trois jobs en même temps. Mon intervention va être différente avec cette maman-là, d’avec une autre maman qui a un autre contexte de vie. Il faut s’intéresser à : qu’est-ce qui va autour de la culpabilité?
Karen N. Uwase : C’est vraiment intéressant. Ça me fait penser… Comment, en tant que personne, toute personne qui serait intéressée par le sujet, comment ralentir cette réaction? Quoi faire? Qu’est-ce que j’ai à dire dans ces moments-là?
Julie Fournier : Pour moi, il y a deux réflexes qui pourraient être bénéfiques. Le premier, c’est de se donner quelques secondes avant de sauter sur la situation et d’intervenir. Juste de se donner quelques secondes, ça fait toute la différence. Trois, quatre secondes, c’est assez suffisant pour que je prenne un pas de recul, puis que je puisse comprendre OK, là je vais trop vite. Ou OK, oui, la réassurance est tout indiquée. Donc, de ne pas aller trop vite. Puis souvent, quand on est dans nos débuts en intervention, notre réflexe c’est de vouloir tout de suite intervenir. Alors qu’avec le temps, on s’aperçoit que les gens ont besoin un peu comme un tambour… On a besoin d’un temps de résonance pour bien apprécier la situation. Ça, c’est le premier truc. Le deuxième truc… Dans les situations où la culpabilité est mêlée à des situations d’horreur, ou de détresse, ou d’éléments vraiment graves, on pourrait utiliser « l’étiquette face à l’horreur ». L’étiquette face à l’horreur, c’est une technique où on va avoir une réponse en deux temps. Une réponse d’empathie. Je vais vous donner un exemple tout de suite. Par exemple, moi, ma phrase d’étiquette face à l’horreur, c’est : je suis vraiment désolée d’apprendre que tu as vécu ça. C’est l’horreur, ou c’est vraiment horrible. Donc, il y a une portion de validation, et une portion d’empathie. Et ça a pour fonction de ralentir le rythme de l’intervention, mais aussi de prendre un pas de recul pour, moi, prendre quelques secondes pour retrouver mes esprits, et pouvoir intervenir.
Karen N. Uwase : Si je comprends bien, Julie, cette autorégulation de quelques secondes au début de l’intervention, serait amenée à favoriser l’écoute, s’arrêter sur l’écoute, avant d’agir.
Julie Fournier : Oui, parce que finalement, c’est ça qui fait la différence entre la sympathie et l’empathie. C’est de comprendre la position de l’autre. Puis dans le fond, ce qui fait en sorte que notre travail est un travail professionnel, en intervention, en enseignement, en relation d’aide, c’est qu’on n’est pas dans l’action-réaction. On est vraiment dans : il y a une action, on prend temps de réfléchir, d’analyser, et on pose une action. Donc ça fait toute la différence, c’est vraiment… une zone de résonance, où la personne va nous parler de son malaise. On va le laisser résonner, comme un tambour, comme une résonance et là, après, on va y réagir. Mais si on est en action-réaction, on n’est pas dans l’empathie. On est souvent dans la sympathie.
Karen N. Uwase : C’est intéressant. C’est-à-dire que… Tu as parlé au début de timing. Donc s’accorder quelques secondes c’est important, mais s’accorder trop de secondes, ce pourrait être néfaste ou pas?
Julie Fournier : Est-ce qu’on pourrait accorder trop de secondes? C’est sûr que… trop de secondes… C’est une bonne question. Souvent en intervention, on a tendance à aller trop vite. Et avec le temps, on apprend à ralentir le rythme. Donc… À moins que ce soit vraiment excessif, je pense que de laisser la place pour une résonance, c’est bénéfique généralement. Mais il faut qu’on sache où est-ce qu’on s’en va. Évidemment.
Karen N. Uwase : Pas dans le néant. Très bien. Donc, tu nous as d’abord parlé de l’autorégulation de quelques secondes pour ralentir ma réaction, pour que les gens ralentissent leur réaction. Est-ce que tu aurais d’autres choses à proposer?
Julie Fournier : Tout à fait. La culpabilité arrive souvent, pas toujours, mais souvent dans un contexte, où il va y avoir de l’horreur ou un contexte vraiment dramatique. Et souvent, la première réaction des cliniciens ou des aidants, c’est de figer. Vraiment. Et c’est normal. On s’est déjà parlé de biologie ensemble. Ça fait partie de notre mouvement intérieur. Donc, face à ce genre de situation là, je recommande l’étiquette face à l’horreur, qui est une technique, un savoir-faire qui nous a été enseigné par Pease Banitt. C’est une auteure anglophone qui travaille en thérapie lors du trauma. Elle s’intéresse beaucoup à l’attachement, notamment. Et donc, l’étiquette face à l’horreur, c’est une phrase, très courte, qui me sied à moi, que je vais avoir articulée pour que je sois confortable avec elle. Et il y a deux sections dans la phrase. Il y a une première section qui est liée à de la validation. Et la deuxième section, qui est liée à de l’empathie. Ça pourrait être l’inverse entre toi et moi, Karen. Moi, ma phrase, elle ressemble à quelque chose du genre : Je suis vraiment désolée d’apprendre, Karen, que tu as vécu ça. C’est vraiment l’horreur. La deuxième portion, je la substitue en fonction du contexte. C’est vraiment l’horreur, ou… c’est vraiment épouvantable. C’est un adjectif qui va venir valider le fait. C’est vraiment épouvantable ce que tu viens de vivre. Donc, l’étiquette face à l’horreur s’ajuste bien à la culpabilité, parce que lorsqu’il y a eu une situation vraiment abominable, puis que l’intervention va trop vite et qu’on ressent le besoin de ralentir l’intervention, et bien l’étiquette face à l’horreur met comme un pas d’arrêt. Et donc l’autre personne a généralement le réflexe de se sentir appuyée, validée, mais de surfer sur oui, effectivement, c’était vraiment l’horreur. Et voici pourquoi. Ça nous laisse donc quelques secondes pour nous réguler nous-mêmes, ça laisse quelques secondes à la personne pour se réguler, ou, au contraire, pour faire une résonance, puis vraiment nous expliquer tout le bagage qui va autour de sa culpabilité. Et c’est payant parce que, dans le fond, c’est un moment d’humanisme. C’est un moment où on ralentit, puis qu’on prend le temps de dire : hey, c’est vraiment gros ce qui s’est passé.
Karen N. Uwase : C’est une approche intéressante, effectivement. Ça me fait penser… Ces quelques secondes de plus dont tu nous parles… Est-ce qu’elles donnent l’idée que quelque part, ça légitime cette culpabilité?
Julie Fournier : Souvent les gens ont peur qu’en se laissant quelques secondes de plus avant de réagir que la personne aidée se dise : Ah ben, mon Dieu, j’ai vraiment raison, finalement. Si elle dit rien, ça doit être que… qu’elle est bouchée ou qu’elle est stupéfaite puis que j’ai vraiment raison de me sentir coupable. La réalité est quand même tout autre. Parce que si c’est cette impression-là, que ça a laissée, rapidement, on va aller intervenir, puis à la limite, c’est quasiment intéressant. Si l’autre, de par ma réaction pense que… que j’ai validé sa culpabilité, ça parle de ce qui l’habite, de ses craintes, et de ce qu’elle vit à l’intérieur d’elle. Donc, on est un peu comme un caisson de résonance avec la culpabilité. Moi, je vais lui refléter ça… sous forme de question probablement, et ça va ouvrir la porte sur un bel échange. Au lieu de rapidement vouloir wraper ça, puis ficeler la culpabilité comme un petit paquet qui se ficelle pas si bien que ça, finalement.
Karen N. Uwase : C’est intéressant que tu le comprennes comme ça, parce que, moi, de mon point de vue le plus strict, si une personne réagit comme ça, et qu’elle pense que finalement, si elle réagit comme ça, c’est que je suis effectivement fautive. Est-ce que quelque part, ça va pas le renfermer, et ça va pas limiter ton intervention? Et toi, te retrouver en face d’une coquille?
Julie Fournier : Ça pourrait avoir cet effet-là. Tout est une question de comment on va le manœuvrer. Moi, j’aime souvent y aller avec des questions. Si je te sens te refermer, je vais te poser la question. Je vois que tu te refermes actuellement. Est-ce qu’il y a quelque chose dans ce que j’ai dit, qui fait en sorte que… que tu te sens encore plus coupable? Ou as-tu l’impression… As-tu l’impression que ce que je viens de dire vient alimenter ta culpabilité? Ça serait probablement une question plus simple, mais… Je pense que quand nos clients nous démontrent des signes physiques qu’il y a une fermeture, il faut être à l’écoute. Et juste le fait d’être à l’écoute et de le refléter, c’est de l’accordage affectif, qui est la base de l’intervention en attachement. De reconnaître le besoin de l’autre, et s’y ajuster.
Karen N. Uwase : Donc, c’est assez… complexe, pouvoir identifier, et intérieurement, et extérieurement les réactions pendant l’intervention. C’est assez intéressant. Ma prochaine question, elle se situe plus d’un point de vue global. Parce qu’on comprend bien normaliser la culpabilité, le réconfort, sont les premières réponses qu’on a le réflexe de faire. Mais j’imagine que, en tant que société, dans le milieu de travail, on y répond un peu différemment aussi, mais dans le même sens quelque part.
Julie Fournier : Dans le sens où on aurait tendance dans les milieux à répondre trop rapidement?
Karen N. Uwase : C’est ça.
Julie Fournier : Oui. En fait, c’est que j’ai l’impression que tout va vite aujourd’hui. Alors tout va vite. Quand il arrive des incidents en milieu de travail, ou qu’il arrive des incidents de toute nature, on veut rapidement réassurer. Alors que de respecter l’autre, c’est aussi de reconnaître quand il y a des éléments moins bons et des éléments plus positifs. C’est ça? Moi, c’est ma vision à moi. Le respect, c’est d’être juste, d’être réaliste, mais d’être bienveillant. Donc, je pense que d’un point de vue plus global, si on apprend à ralentir nos réactions, il y a des bénéfices. Et d’ailleurs, dans les organisations, quand il arrive des incidents critiques, par exemple, une intervention qui s’est mal passée, ou un client qui a voulu agresser une intervenante, le suicide d’un client… Les équipes sont… les équipes, évidemment, sont bouleversées. Il y a des réponses professionnelles à ça. Mais il faut laisser un temps. Donc, quand on va aller intervenir suite à un incident critique, ce qu’on va faire, c’est qu’on va aller regarder la séquence de ce qui s’est passé. On appelle ça un débriefing technique. Quand le débriefing psychologique a été fait, s’il y a lieu. Et après, on va regarder, c’étaient quoi les bons coups, c’étaient quoi les moins bons coups, puis comment à l’avenir, on peut agir différemment. Mais si on est toujours dans la réassurance, on n’arrivera pas à aller voir c’est quoi qui a été positif, puis c’est quoi qu’on peut corriger. En fait, c’est une rétroaction qui est constructive.
Karen N. Uwase : Une rétroaction. Je suis de plus en plus curieuse. Le sujet ramène plusieurs points. Est-ce que quelque part, on revient… Autrefois, on a parlé d’un cordonnier mal chaussé. Est-ce que ça arrive, qu’il y ait des personnes en intervention… On l’a mentionné plus tôt, tu es psychothérapeute, qu’il y ait des psychothérapeutes, qui ne voient pas eux-mêmes de psychothérapeute? Et que quelque part, ça influence de manière négative sur leur travail.
Julie Fournier : Oui. Nous, dans notre domaine, on appelle ça, notamment, du contre-transfert. Je vais te donner un exemple. Par exemple, moi, je pourrais, comme travailleuse sociale, je pratique depuis presque 25 ans, je pourrais avoir jamais consulté, m’avoir jamais outillée sur la question de ma gestion de mes émotions. Donc, quand quelqu’un arrive et ressent de la culpabilité, mon premier réflexe, parce que ça vient de ma famille, parce que c’est comment je suis structurée, c’est de réassurer. Alors que si, quand j’ai eu des hauts et des bas je suis allée consulter, si je suis allée en formation, en supervision, je vais être en mesure de comprendre que mon réflexe de réassurance il vient de moi, avant tout. Il répond de mes besoins. Donc la gestion de mon contre-transfert… Ma réponse émotionnelle à ta culpabilité, je vais l’avoir travaillée en supervision, en formation, en psychothérapie. Mais t’as raison. Quand on est un intervenant, c’est important de faire un travail sur nous-mêmes, avant d’intervenir. Pour être capable de faire la différence entre… ma réaction, ta réaction, et la dynamique qu’on développe ensemble.
Karen N. Uwase : Trois perspectives. Mais si je résume un peu ce que tu dis, il est important qu’on se connaisse, le mieux possible. Est-ce que c’est pas un peu difficile pour les travailleurs qui viennent de commencer leur carrière? Généralement, c’est dans leur vingtaine. Évidemment, il y a des gens qui changent leur carrière à un moment donné dans leur vie. Mais quand tu commences un métier, tu commences un métier. Il y a novice à novice, quel que soit son âge. À ces personnes-là, qu’est-ce que tu leur conseillerais?
Julie Fournier : D’apprendre à se connaître, de se faire confiance. Il y a tellement de choses à apprendre au début. Et l’école ne nous apprend pas le tiers de ce qu’on devrait savoir. Souvent, l’école est très centrée sur le savoir-faire, le savoir. Mais toute la portion de savoir-être, toute la portion de… de ma propre régulation émotionnelle. Je peux partir déjà avec de bonnes bases. Mais ça ne se peut que j’aie pas de bonnes bases, que je ne l’aie pas appris. Donc, il faut se laisser du temps, être curieux, se donner le droit de pas toujours tout faire parfaitement. Il y a un standard dans la société en général, chez les femmes, dans la relation d’aide, il faudrait qu’on soit toujours « sur la coche », comme on dit. Il faudrait toujours qu’on soit dans de hauts standards. Mais la réalité, c’est qu’on est des humains comme n’importe qui.
Karen N. Uwase : À 100 %.
Julie Fournier : Et même en intervention, on a des croûtes à manger, on a des choses à apprendre, puis c’est correct.
Karen N. Uwase : Je pourrais te faire parler toute la journée. J’ai plein de questions qui me viennent à l’esprit. Justement, tu parles des femmes en particulier. J’imagine qu’en 25 ans, tu en as vu des travailleurs et travailleuses sociales. Principalement féminins? Est-ce que tu penses qu’il y a une manière d’expliquer ça?
Julie Fournier : Oui, il y a plusieurs raisons d’expliquer ça. Il y a des raisons sous plusieurs aspects. Je pense que, historiquement, les professions qui sont associées à prendre soin des autres sont beaucoup associées au domaine féminin. Brenée Brown est une travailleuse sociale vraiment prolifique sur la question qui adresse la notion de honte, mais aussi des attentes de la société envers les femmes. Elle est vraiment intéressante. Elle est traduite en français aussi, d’ailleurs. Et Brenée Brown nous parle d’une toile sociocommunautaire où des injonctions, autrement dit, ce qu’elle nous dit, c’est que la société a des attentes envers les femmes. Où est-ce qu’elles devraient être très bienveillantes et empathiques, mais jamais être dépassées. Des toiles d’injonctions où est-ce que t’es jamais sur le sweet spot.
Karen N. Uwase : C’est ça. Tu passes d’une extrémité à une autre.
Julie Fournier : Oui! Et comme si tout était clivé tout noir ou tout blanc. Donc, le domaine de l’intervention est très féminin, et ça s’accompagne de ce genre de demande là, et ça s’accompagne de ce genre de demandes là, d’attentes envers les femmes dans le domaine de l’intervention.
Karen N. Uwase : C’est un challenge assez féminin, tu dirais, donc.
Julie Fournier : Oui. Pourquoi il y a plus de femmes? Je pense qu’il y a toute la notion aussi du contexte de travail, du contexte historique et politique. Il y a vraiment des raisons qui sont plus systémiques associées à ça.
Karen N. Uwase : Comme tu l’as mentionné, apprendre à se connaître, faire des nuances. C’est assez clair, et je te remercie. Je suis sûre que les auditeurs et auditrices vont beaucoup apprécier tous les points que tu as amenés aujourd’hui.
Julie Fournier : Merci.
Karen N. Uwase : Merci Julie. Merci. Et merci à nos auditeurs et auditrices de Elles parlent, une production d’Action ontarienne. Si vous souhaitez avoir plus d’information ou consulter certaines ressources, vous pouvez consulter le site web actionontarienne.ca. Nous remercions les studios de Livestream Junkies dans lesquels nous nous trouvons. Et moi je vous dis à la prochaine.
Ressources
- La Porte rouge consultation : https://laporterouge.ca/
- « Dépasser la honte », Brené Brown, 2015 : https://www.leslibraires.ca/livres/depasser-la-honte-brene-brown-9782813208453.html
- « Wisdom, Attachment, and Love in Trauma Therapy », Susan Pease Banitt, 2018 (en anglais) : https://www.indigo.ca/en-ca/wisdom-attachment-and-love-in-trauma-therapy-beyond-evidence-based-practice/9781138289741.html
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